Emile TORNER, l'intrépride. Prise de parole d'Emmanuel Dang Tran.
Obsèques d’Emile TORNER, Crématorium du Père Lachaise, 20 mars 2014
Intervention d’Emmanuel DANG TRAN, secrétaire du PCF Paris 15ème, membre du Conseil national du PCF, exécuteur testamentaire du défunt
Mesdames et Messieurs les représentants des autorités municipales,
Mesdames et Messieurs les représentants des associations d’anciens déportés et d’anciens combattants, chers amis,
Mesdames et Messieurs les représentants et militants des syndicats CGT, chers camarades,
Mesdames et Messieurs les représentants et militants du Parti communiste français, chers camarades,
Mesdames et Messieurs,
Fidèles à la mémoire d’Emile, nous excusons les camarades retenus en province par leurs obligations électorales, ses camarades syndicalistes cheminots dont les élections professionnelles ont lieu aujourd’hui.
Beaucoup d’anciens déportés n’ont pas pu venir non plus pour les raisons que nous savons. Jacques Damiani, de Dachau, Madeleine Rabitchov d’Auschwitz et Ravensbrück, une amie de 70 ans, nous ont envoyé des messages, comme d’autres. Ils sont tous ensemble en pensée avec nous.
Depuis une vingtaine d’années, je faisais office de secrétaire particulier d’Emile Torner. Pas tellement et - je m’en rends compte aujourd’hui – dans l’organisation de ses papiers et de ses fichiers. Un peu plus dans sa communication internet avec laquelle il avait voulu commencer à se familiariser. Beaucoup plus dans ses interventions et déclarations que nous préparions en profonde connivence.
Mais voilà, cette fois, le discours, nous ne l’avons pas préparé ensemble. Ce n’est pas grave.
Il y a trois semaines, il était encore temps. Mais Emile s’accrochait à la vie, malgré son affaiblissement général, avec une détermination qui a impressionné ses soignants.
Ensuite, son état a trop décliné. En votre nom à tous, je remercie les amis et camarades qui se sont relayés pour l’accompagner jusqu’à la fin, parmi eux, Josette Gawsewitch et Joran Jamelot, présents pratiquement quotidiennement à son chevet.
Merci à Junon Peintre, qui, la veille de sa mort, a réussi, avec sa décontraction, à faire sourire Emile une dernière fois, alors qu’il ne pouvait pratiquement plus parler, en lui proposant du rhum dans son eau gélifiée.
Un très grand merci à Bertrand Herz, qui, le même jour, est venu assurer Emile de la continuité du travail de mémoire de l’Association de Buchenwald Dora et Kommandos.
J’ai cherché le qualificatif qui correspondrait le mieux à la personnalité d’Emile. J’ai trouvé « intrépide », « qui ne tremble pas devant le péril », « qui ne se laisse pas rebuter par les obstacles ».
Je trouve qu’en plus, dans « intrépide », on retrouve la méthode d’Emile – si l’on peut dire méthode. Avec sa réflexion, ses convictions, il se lançait directement, sans nécessairement avoir calculé au préalable toutes les conséquences probables ou possibles de ses actes, mais quand même certain que l’audace initiale allait déclencher un mouvement pour le meilleur.
Est-ce que ce trait revient de la Déportation, cette expérience de résistance extrême à laquelle il a survécu de justesse ? Je ne le pense pas.
Auparavant déjà, en 1940/41, rebelle, il refuse de se faire immatriculer comme « juif », malgré les recommandations de ses parents. Cela le sauve quand un car est fouillé par les nazis du côté de Nice. En 1944, il est embauché par un photographe à Saint-Amand-Montrond. Vite, il comprend qu’un réseau de Résistance gravite autour. Il s’en fait adopter. Il n’a pas encore 19 ans.
Il sera témoin et acteur d’une des célèbres et tragiques pages de la Résistance, la libération par les résistants, pour 2 jours seulement, en juin 1944 après le débarquement, avant le retour en force des Allemands, de la petite ville du Cher. Tzetan Todorov a retracé l’épisode dans le livre « une Tragédie française ».
Intégré dans la Compagnie Surcouf, Emile est arrêté un mois plus tard avec son sous-groupe, une grenade à la main, à Saint-Dizier-Leyrennes dans la Creuse. Interrogé brutalement par les Allemands et leur interprète de la Milice, il a l’aplomb de répondre quand on lui demande « tu es juif ?» : « Puisque je vous dis que je suis orphelin ! » Sa gabardine, qui le faisait surnommer « L’abbé », dans le maquis et bien après encore par certains de ses camarades de lutte armée, l’a aidé à être cru.
L’expérience de la Déportation, d’abord dans le camp terrible mais méconnu de Cologne-Stollberg, puis à Buchenwald, puis dans le sinistre camp satellite de Langenstein-Zwieberge avec son tunnel, esclave au service de la machine de guerre nazie, l’a évidemment marqué pour toute la vie.
9 mois après, laissé pour mort par les SS, il mangeait des herbes, pratiquement sans conscience, sauvé miraculeusement par l’arrivée de l’armée américaine. Il réussit à 28 kilos, mourant, à rejoindre, mécaniquement, à pied, un hôpital situé à 7 kilomètres.
Emile fait partie de ceux, peu nombreux, qui ont témoigné tout de suite. Très émouvante est la carte qu’on lui a attribué après le retour à l’hôtel Lutétia, déjà un peu requinqué, malgré la galle surinfectée, qui lui donne droit à un double rationnement.
Pendant plus de 69 ans, Emile a témoigné de l’horreur des crimes nazis, avec constance, dans des conditions historiques qui ont beaucoup évolué.
Son adhésion à l’Association Buchenwald-Dora et Kommandos a été essentielle. Emile s’est autant et tout à la fois retrouvé dans l’intransigeance d’un Jean Lloubes ou d’un Lucien Chapelain que dans l’esprit d’ouverture d’un Guy Ducoloné.
Deux figures de la Déportation l’auront marqué plus que toutes autres, celle de Marie-Claude Vaillant-Couturier et celle de Marcel Paul, dirigeant de la résistance française à Buchenwald, ministre de la nationalisation de l’électricité et du gaz.
La nécessité de témoigner ne peut être indépendante des convictions politiques.
Jamais, dans la vie d’Emile, ses convictions ne l’ont écarté de la fraternité profonde avec ses camarades de souffrance, même d’obédiences, comme on dit, très éloignées.
Les retrouvailles 40 ans après, des anciens de Langenstein, sont restées profondément dans son cœur, jusqu’au bout. Des liens inaltérables sont réapparus.
Emile participait de cette unité profonde des éléments agissant de notre nation contre le fascisme et toutes ses résurgences.
C’est cela qu’il a apporté, presque jusqu’au bout dans ses interventions dans les écoles, les collèges et les lycées, dans les voyages action mémoire, auprès des institutions mémorielles. Tous ceux qui l’ont vu et entendu dans ces occasions en restent profondément impressionnés, enseignants, amis comme élèves.
Pour Emile, en même temps, le témoignage de l’horreur des camps était inséparable d’un message politique complètement assumé: le sien.
Certains s’en souviennent certainement. En 2002, la journée de la Déportation avait lieu entre les deux tours de l’élection présidentielle, avant les législatives. L’extrême-droite avait atteint le 2ème tour. Emile fit un discours mémorable, rappelant les origines de la montée du fascisme, les réflexions des forces de la Résistance jusqu’au plus profond des camps, avec Marcel Paul, pour rompre avec le système qui avait enfanté le fascisme, notamment pour la Sécurité sociale pour les nationalisations. Un ancien premier ministre, ancien député du 15ème trépignait devant le Monument aux morts… Mais il n’a jamais manqué de respect pour Emile.
En 2005, Emile lançait un appel national d’anciens résistants et déportés pour le NON au projet de « constitution » européenne. Cet appel obtint un retentissement national tant son insistance, s’appuyant sur l’expérience héroïque des anciens, à défendre le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et à coopérer, a marqué.
Dans ses engagements multiples mais complémentaires, Emile a été aussi un militant syndical des plus conséquents. De ses débuts de carrière dans le commerce, dans la fourrure, dans l’électroménager, aux salons des arts ménagers, il avait acquis une large connaissance de la population laborieuse dans les années du soi-disant « boom de la société de consommation ». Il a peaufiné sa technique du porte-à-porte...
A Monoprix, notamment à Gap et à Digne, il a été un militant responsable contre l’exploitation, licencié – cela ne s’invente pas – par un patron réfugié dans ses derniers retranchements, une veille de 11 novembre. La Une de la Marseillaise n’a pas manqué de le souligner à l’époque. C’était en 1976.
Après son licenciement, Emile est devenu un précieux conseiller du salarié, notamment aux prud’hommes.
Dans le 15ème, avec les ouvriers de l’Imprimerie nationale, les agents de la RATP, des hôpitaux, de l’Institut Pasteur, de la Poste… il a été de toutes les luttes avec l’Union locale CGT et avec la section du PCF.
Emile a toujours été communiste. Il a grandi, dans sa famille, dans l’atmosphère du Front populaire. La révolution d’Octobre, l’URSS ont été toujours des repères pour Emile. Pas au point tout de même, il nous l’avait raconté, de préférer, comme certains camarades dans le camp, attendre un mois de plus pour être libérés plutôt par les Soviétiques que par les Américains…
Le PCF, après la Libération, a été naturellement le Parti d’Emile. Il ne s’est pas posé de question tant le Parti représentait l’ensemble de son engagement et de sa perspective politiques. Pendant des décennies, Emile a été de tous les combats du Parti, contre les guerres coloniales, contre le fascisme en Espagne, pour la défense de la Sécurité sociale, en 1968 dans le 12ème arrondissement, avec les camarades, ensuite, des Alpes-de-Haute-Provence.
Son combat personnel était aussi orienté vers l’internationalisme. C’est sans doute le résultat de la fraternisation avec les déportés des autres pays. Son amitié avec nos amis et camarades allemands qui veillent à la Mémoire des camps en était une manifestation. C’était aussi certainement une conviction absolue. Certains ici se souviennent de l’émotion d’Emile lors de son voyage à Cuba, de son engagement total pour la défense de cette expérience socialiste. La défense des droits des Palestiniens lui tenait à cœur : Leïla Shahid était son amie.
Pour Emile, le Parti communiste ne se concevait que comme un parti de classe, basé sur une théorie, le marxisme-léninisme. Le buste de Lénine, le portrait de Jacques Duclos ornaient son appartement. Il n’a pas suivi la liquidation gorbatchévienne. Il n’a pas accepté les renonciations des dirigeants du PCF.
Revenu à Paris 15ème, il y a 25 ans, il s’est senti en phase avec notre section du PCF, dans ses combats au jour le jour dans les entreprises et les quartiers, dans son refus de la dénaturation de notre parti depuis les années 93/97.
Emile a pris toute sa place dans nos combats. On le retrouve tour à tour militant contre la spéculation immobilière, contre les lois antipostales, pour la défense de l’hôpital Saint-Michel. A cette occasion, un complice du ministre Kouchner lui demande s’il a bien lu le tract qu’il distribuait. Emile lui répond : « tu sais bien que j’ai des allergies et qu’avec mes lunettes noires, je ne peux pas lire »…
Emile a mis tout son poids, ce que représentait son histoire, dans notre lutte. L’action de 2005 contre l’Union européenne en aura été le plus fécond exploit.
Il a participé à de multiples réunions dans le Parti pour rappeler l’héritage communiste de la Résistance, incompatible avec certains revirements.
Comme l’abandon de la faucille et du marteau qu’il arborait avec d’autant plus d’assurance.
La présence d’Emile aura aussi marqué la Fête de l’Humanité. Il y était encore en septembre dernier. Une année avec le T-shirt de la CGT énergie, l’autre avec le badge « faucille et marteau », avec ses livres, il n’avait pas son pareil pour accrocher le visiteur, le convaincre de signer une pétition.
Cet Emile, nous l’avons connu jusqu’au bout dans son dynamisme communicatif.
Il nous inspire et nous inspirera. C’est frappant comme les jeunes écoutaient et suivaient facilement ce militant si atypique.
Nous ne reprendrons pas aujourd’hui – ce serait inconvenant – une des expressions favorites d’Emile, qui lui servait à dédramatiser sa raison de vivre.
Il l’a beaucoup plus élégamment traduite dans le titre de son autobiographie : « Exister, c’est résister ». Il avait constaté avec plaisir que l’expression était de plus en plus reprise, notamment par des organisations de la Jeunesse communiste.
Elle incarne parfaitement, notre parrain, notre camarade, notre ami, notre complice dans bien coups, une personnalité qu’aucun de nous n’oubliera, qui continuera à nous inspirer, avec tous ses caractères, qu’il nous a si généreusement délivrés et qui sont globalement très positifs !
Mesdames, Messieurs, chers amis, chers camarades, nous arrivons à l’instant du dernier recueillement en écoutant le Chant des partisans, le Chant des Marais et l’Internationale.
Je vous remercie.
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